dimanche 29 mars 2009

Les Forges - Episode 3: Sésame

Les Forges (saison 1)


Episode 3 - Sésame

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« Et ce sont les seuls clichés? On ne voit pas grand chose.
-L'incendie a duré au moins vingt minutes. Les autorités ont été visiblement plus occupées à gérer l'intrusion des journalistes qu'à maîtriser le feu et les clandestins. Mais le plus sérieux, c'est que quelqu'un semble s'être chargé d'effacer une grande partie des inscriptions. »
Les détails politiques n'intéressent déjà plus Severn. Seules les photos confisquées -- Vesle les aura sûrement volées comme d'habitude, se dit-il -- lui importent; il les manipule sans ménagement. Des fuyards, une mêlée, une baraque en flammes: il les jette à terre pour ne disposer sur le bureau que celles qui montrent le plancher à demi calciné. En quelques secondes, il les a toutes fait pivoter d'un quart ou d'un demi tour, certaines vers la droite, d'autres vers la gauche comme pour un p
uzzle, ou, pour mieux décrire ce que son esprit entraîné s'applique à reconstituer, comme plusieurs puzzles, incomplets et mélangés. Il y reconnaît une langue trop familière, ce qui parait le décevoir. Ce puzzle là, il l'a déjà fait. Il cherche une pièce qu'il n'a encore jamais vue.
« Attendez... Du fréquentiel et -- Là ! Ca, c'est nouveau. Jamais vu. La distribution est fléchie. Des désinences ? Je ne vois pas le prédicat. C'est dingue ça. Une autre flexion. Et là aussi. Et puis là. » Ses doigts glissent d'une photo à l'autre puis s'arrêtent brusquement. « Merde, on voit rien
sur celle-ci. C'est flou. Il manque trop de choses. »
« Ca peut quand même régler nos problèmes? » lui demande Vesle qui déteste quand Severn pense tout haut.
« On court après ça depuis dix ans! Ce qu'on a là, c'est notre putain de ‘Sésame’... sauf qu'il nous manque le ‘Ouvre toi’. C'est une phrase sans verbe, sans temps, sans sujet. On ne peut rien tenter sur Obéron ou Caliban. Trop risqué. Putain de verbe... Et les témoins? » reprend-il espoir. « Ils l'ont peut être vu: il est possible qu'ils s'en souviennent, même partiellement. »
Mais Vesle s'est déjà rassis.
« Ca a déjà été vérifié en début de semaine. Dix-huit personnes ont été entendues. Certains ont fait des croquis qui m'ont été faxés. Sans avoir vos connaissances, je sais faire la différence entre du Voynich et du charabia. »
Il tend une liasse de feuilles à Severn en soupirant.
« Et puis, » continue-t-il, « ces gens sont soit des clandestins qui mentent par réflexe, quand ils comprennent les questions qu'on leur pose, soient des gars qui bossent pour l'immigration ou la surveillance. Si on les cuisine trop,
ça va remonter trop haut et trop vite, et je n'ai pas le bras assez long. J'ai déjà risqué gros en empêchant ce Ouysse de publier tout ce qu'il voulait. Il a vu la fille mais si on lui en demande davantage sur Sangatte, ça va nous péter entre les doigts. De toutes façons, il y avait des notes et des schémas dans ce qu'on nous a rapporté de l'hôpital; il n'a rien vu d'important -- »
« A part la fille. » coupe Severn. « C'est elle notre putain de Sésame. » Il a jeté avec les photos la liasse de fax à l'exception d'un feuillet qui montre son portrait robot. « Elle connait le verbe, le temps, le sujet et toute la grammaire qui va avec. »
Severn l'envie cette inconnue:
elle sait. Elle possède ce qui lui fait défaut.
« J'ai quand même une équipe qui garde un oeil sur les clandestins présents. Celui ou ceux qui ont nettoyé après la fille la couvraient peut être. Un frère, un cousin. » Vesle comprend que Severn ne l'écoute plus; celui-ci n'a pas quitté le portrait du regard. Comment se peut-il que les circonstances lui refusent le plus formidable des savoirs et favorisent une simple gamine, semble-t-il se dire avec un air de dépit. Vesle connait son chef de projet et il a appris depuis longtemps à encadrer ce scientifique aussi brillant qu'immature. Il faut changer de sujet, le ramener vers une préoccupation sur laquelle il a prise. Sa frustration pourra s'y transformer une force motrice. Après tout, il avait cassé le Voynich pour la première fois à peine une he
ure après que sa femme lui avait annoncé sa rupture. Ces deux là s'étaient rabibochés une demi douzaine de fois depuis, au grand amusement de toute l’équipe. Un gamin. Un gamin qui se lasse de ses jouets mais qui ne supporte pas qu'on les lui prenne.
« On ne change rien pour demain, » reprend Vesle d'un ton ferme.
Severn lève le nez.
« Bien sûr qu'on ne change rien. Caliban est surexcité et Bisenzio fait de la muscu depuis dix jours. Il a plus peur de mourir de honte à poil que de mourir tout court, » glousse-t-il avant d'ajouter: « Mais pas un mot à Ru pour Sangatte. Pas maintenant. On règlera ça après l'essai. »
« C'est bon pour moi, » lui répond Vesle. Intérieurement, il se félicite encore de l'avoir choisi à la tête du projet. Immature certes; mais il sait quand il faut obéir et quand il faut mentir. « On règlera ça après l'essai. »
Si tout se passe bien, ajoute-t-il mentalement.


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( la suite au prochain épisode )


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Les Forges - Episode 2: Frontières

Les Forges (saison 1)


Episode 2 - Frontières

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Ce qui lui parait définir sa ‘nouvelle’ condition, c'est moins les tumultes qu'il s'était imaginés -- entre épopée romantique et tragédie crue -- que le sentiment, froid et mécanique, de la perte de tout ce qui faisait sa vie avant qu'il ne s'embarque sur ce projet de reportage. Il fuit. Tous autour de lui fuient depuis qu'ils sont entrés dans ‘Schengen’ (certains migrants chuchotent ce mot comme on dit le nom d'un dieu, tantôt sauveur, tantôt vengeur) et même prisonniers des grilles du centre de réfugiés où ils ont échoué après cette folle tentative à Calais, ils fuient; non plus comme des hommes en cavale, mais comme des gourdes percées: presque rien ne semble subsister de leurs identités, de leurs repères, des individus qu'ils étaient dans ces pays qu'ils cherchent à oublier. Aucun nom n'a été échangé depuis le début de leur périple en Mer Noire. Seulement des prénoms, sans doute faux. Les paroles sont aussi rares et les regards se sont vidés: plus de père, de frère ou d'ami; seulement des hommes, et quelques femmes, qui ont tout laissé derrière eux et qui essaient d'oublier jusqu'à leur fatigue autour des palettes qui brûlent. Josef s'est réfugié auprès du brasier pour échapper aux odeurs à l'intérieur. Et puis dehors, il y a plus à voir et à comprendre. Sans notes et sans appareil photo, il doit saisir les détails qui lui serviront ensuite à redessiner la misère qu'il découvre ici. Il se demande comment un article, même à la une, pourra en rendre compte sans déformer ni trahir.
Il se rend compte que les trois hommes d'hier derrière le grillage sont revenus. Josef devine que ce sont des journalistes comme lui. Il était à leur place il y a à peine huit mois. Ils rôdent autour du camp depuis trop longtemps; ça ne peut pas être un bon signe. Ils pourraient le reconnaître et faire sauter sa couverture. Six semaines pour rien.
Il sourit à la vanité de ces dernières pensées. Même Brisson, son rédacteur, avait confondu sa photo avec celle d'un reporter qui ne bossait plus au journal... Et qui le reconnaîtrait ici avec cette barbe et ce jogging? Ici, il est comme tous les autres; il n'est personne.
Ou alors, quelqu'un à la Tribune a trop parlé. Ce ne serait pas la première fois qu'un pigiste se fait mousser auprès de la concurrence. Ils ont pu être informés --
Josef s'arrête sur ces derniers mots. Il se rend compte qu'il vient de les prononcer à voix haute.
Les migrants autour du feu se savent observés et jettent vers le grillage des insultes dans plusieurs langues. Les gestes qui les accompagnent sont faciles à comprendre. Et pourtant, les journalistes restent... Ils savent quelque chose... Ils savent que quelque chose va se passer.
Josef déplace son regard sur des détails qu'il n'a plus l'habitude de noter. Mouvements inhabituels, cigarettes partagées entre nouveaux venus: des paquets passent de manteaux en manteaux. Drogues? Armes? Faux papiers? Les visages ce soir ne sont pas tous familiers. Certains hommes ont bu. D'autres semblent vouloir éviter tout contact. Une jeune fille cherche un endroit pour la nuit. Il y a aussi quelques femmes qui courent entre les barnums de la Croix Rouge. Il y a plus d'agitation que d'habitude.
C'est alors que les premiers cris sont poussés. Des cris d'alarme. « Les flics! » entend-il. C'est sans doute une descente des douanes dans le camp. Ils recherchent quelque chose qui y a été introduit. Quelque chose ou quelqu'un.
Soudain il voit la jeune fille. Elle a réagi au premier vacarme et se précipite vers les baraques à l'opposé. Des hommes l'y accompagnent puis font volte face tandis qu'elle se met à l'abri. Visiblement, ils veulent offrir aux torches qui se rapprochent une cible plus alléchante. Une diversion.
Josef s'est réfugié derrière un tas de palettes. « Qui est cette fille? » souffle-t-il. A travers une fenêtre sale, il peut la voir, à genoux entre quelques caisses, un bâton de craie à la main, occupée à couvrir de lettres hâtives un large carré dessiné autour d'elle.
Puis il sent une main puissante sur son épaule. Et un coup dans l'estomac. Un tremblement qui soulève la poussière dans son visage. Une vitre qui explose. De la fumée, des flammes. Migrants, douaniers et journalistes se pressent au milieu des cris et des flashs. Plus tard, les éclats bleus des ambulances et des pompiers. Le Pulitzer peut être. Il a mal mais il sourit. Josef Ouysse va pouvoir rentrer chez lui et c'est tout ce qui compte.


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( la suite au prochain épisode )


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dimanche 8 mars 2009

Les Forges - Episode 1: Obéron

Les Forges (saison 1)


Episode 1 - Obéron

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S’il fallait citer un lieu appelé à jouer un rôle fondateur dans l’architecture du monde en ce mois de juin 1992, nul n’avancerait Mézel, gros bourg de Provence assoupi sur les berges de l’Asse… L’Organisation des Nations Unies n’y tient aucun sommet de la « Planète Terre » comme à Rio de Janeiro, où s’ébauche la notion contestée de responsabilité environnementale ; le président Américain George Bush n’y rencontre pas son homologue Russe, Boris
Ieltsine, lui préférant Washington pour préparer la réduction collatérale des armements nucléaires. Rien d’important ne s’y passe, en somme.
Si ce n’est cette légère secousse qui a dévalé les flancs du Mont Cousson en fin de matinée avant de mourir aux platanes frémissants de la Grand Rue, rien ne semble vouloir troubler la sieste des habitués du Comptoir de la Fontaine ; même le vent de la veille a fini de battre les façades chaudes et la mouss
e sur les tuiles romaines.
Mézel a tant donné aux tremblements de l’Histoire, entre guerres et invasions, lèpres et incendies, qu’elle s’en est définitivement extraite ; sourde aux clameurs télévisuelles, hors du vacarme des autoroutes, loin des cris de Dubrovnik et d’ailleurs.

Rien d’important ne s’y passe hormis l’arrivée soudaine de tout un escadron de gendarmerie qui secoue le bourg et le tire de sa torpeur. Plus d’une centaine de militaires vêt
us de bleu sombre battent de leur rangers souples rues et ruelles, inspectent cours et terrasses, remontent chemins et sentiers jusqu’à la chapelle dans les hauteurs, tandis qu’au dessus d’eux un hélicoptère dessine de grands arcs.
Ce n’est pas tant le bruit que la minutie de cette opération qui saisit les habitants et les touristes. Aucun cri, aucune précipitation. Les hommes chuchotent dans leurs radios et fendent l’air d’un langage gestuel précis. Vous, à droite ; nous, à gauche. Halte. En position. Mézel est auscultée, poliment et méticuleusement. Presque solennellement.
La scène est irréelle. Les quelques villageois aux fenêtres pourraient même douter de son authenticité alors que surgit d’un fourgon garé le long la fontaine une unité d’une dizaine d’hommes, les bras lourds d’écrans et d’antennes.
« Il est ici ! » affirme celui qui porte une sorte de grosse radio noire et allongée. Comme pour appuyer ses mots, il balaye devant lui son étrange instrument avant de l’arrêter net en direction du lavoir. Il hoche la tête avec assurance. De la ligne de gendarmes sur le côté émerge celui qui semble diriger la battue. Il confie son arme et sa casquette puis s’avance seul vers le bassin couvert. A quelques mètres des piliers sculptés, il sort d’une des poches de son pantalon un sachet de confiserie, l’ouvre et en extrait une fraise de guimauve. La tenant au creux de sa paume, il faut deux au
tres pas :
« Obéron… Allez, sort de là, Obéron… »
Il a à peine pronon
ces mots qu’une créature hirsute de la taille d’un jeune enfant surgit des lavandes à sa droite pour s’emparer sans ménagement du sachet. Puis, la gueule pleine de dragées roses, il se tourne vers l’homme en se frappant l’épaule.
« Vacherie de singe, il se moque de moi. » ce dernier lâche-t-il. « Dites à Ru que nous avons Obéron… »
Il tient la dernière fraise entre deux doigts, la montre au singe qui hausse les sourcils et la mange en marmonnant.
« C’est toujours celle-là que tu n’auras pas ! Il faudrait vraiment qu’ils arrêtent de semer leur vacherie de singes partou-- »
La bouche ouverte, laissant apparaitre le bonbon à demi mâché, l’homme se fige. Le singe qui s’est réfugié dans les
bras d’un jeune gendarme agite ses grandes mains en sa direction comme pour réclamer la friandise volée. Sa main gauche parait blessée.
« Attendez ! »

Un coup d’œil rapide lui permet de comprendre que l’éraflure n’est pas accidentelle. Elle est régulière. Le singe a le creux de la paume coupé de plusieurs entailles superficielles qui forment des lettres. Trois lettres.

SOS

« Vacherie… »


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( la suite au prochain épisode )


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