dimanche 29 mars 2009

Les Forges - Episode 2: Frontières

Les Forges (saison 1)


Episode 2 - Frontières

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Ce qui lui parait définir sa ‘nouvelle’ condition, c'est moins les tumultes qu'il s'était imaginés -- entre épopée romantique et tragédie crue -- que le sentiment, froid et mécanique, de la perte de tout ce qui faisait sa vie avant qu'il ne s'embarque sur ce projet de reportage. Il fuit. Tous autour de lui fuient depuis qu'ils sont entrés dans ‘Schengen’ (certains migrants chuchotent ce mot comme on dit le nom d'un dieu, tantôt sauveur, tantôt vengeur) et même prisonniers des grilles du centre de réfugiés où ils ont échoué après cette folle tentative à Calais, ils fuient; non plus comme des hommes en cavale, mais comme des gourdes percées: presque rien ne semble subsister de leurs identités, de leurs repères, des individus qu'ils étaient dans ces pays qu'ils cherchent à oublier. Aucun nom n'a été échangé depuis le début de leur périple en Mer Noire. Seulement des prénoms, sans doute faux. Les paroles sont aussi rares et les regards se sont vidés: plus de père, de frère ou d'ami; seulement des hommes, et quelques femmes, qui ont tout laissé derrière eux et qui essaient d'oublier jusqu'à leur fatigue autour des palettes qui brûlent. Josef s'est réfugié auprès du brasier pour échapper aux odeurs à l'intérieur. Et puis dehors, il y a plus à voir et à comprendre. Sans notes et sans appareil photo, il doit saisir les détails qui lui serviront ensuite à redessiner la misère qu'il découvre ici. Il se demande comment un article, même à la une, pourra en rendre compte sans déformer ni trahir.
Il se rend compte que les trois hommes d'hier derrière le grillage sont revenus. Josef devine que ce sont des journalistes comme lui. Il était à leur place il y a à peine huit mois. Ils rôdent autour du camp depuis trop longtemps; ça ne peut pas être un bon signe. Ils pourraient le reconnaître et faire sauter sa couverture. Six semaines pour rien.
Il sourit à la vanité de ces dernières pensées. Même Brisson, son rédacteur, avait confondu sa photo avec celle d'un reporter qui ne bossait plus au journal... Et qui le reconnaîtrait ici avec cette barbe et ce jogging? Ici, il est comme tous les autres; il n'est personne.
Ou alors, quelqu'un à la Tribune a trop parlé. Ce ne serait pas la première fois qu'un pigiste se fait mousser auprès de la concurrence. Ils ont pu être informés --
Josef s'arrête sur ces derniers mots. Il se rend compte qu'il vient de les prononcer à voix haute.
Les migrants autour du feu se savent observés et jettent vers le grillage des insultes dans plusieurs langues. Les gestes qui les accompagnent sont faciles à comprendre. Et pourtant, les journalistes restent... Ils savent quelque chose... Ils savent que quelque chose va se passer.
Josef déplace son regard sur des détails qu'il n'a plus l'habitude de noter. Mouvements inhabituels, cigarettes partagées entre nouveaux venus: des paquets passent de manteaux en manteaux. Drogues? Armes? Faux papiers? Les visages ce soir ne sont pas tous familiers. Certains hommes ont bu. D'autres semblent vouloir éviter tout contact. Une jeune fille cherche un endroit pour la nuit. Il y a aussi quelques femmes qui courent entre les barnums de la Croix Rouge. Il y a plus d'agitation que d'habitude.
C'est alors que les premiers cris sont poussés. Des cris d'alarme. « Les flics! » entend-il. C'est sans doute une descente des douanes dans le camp. Ils recherchent quelque chose qui y a été introduit. Quelque chose ou quelqu'un.
Soudain il voit la jeune fille. Elle a réagi au premier vacarme et se précipite vers les baraques à l'opposé. Des hommes l'y accompagnent puis font volte face tandis qu'elle se met à l'abri. Visiblement, ils veulent offrir aux torches qui se rapprochent une cible plus alléchante. Une diversion.
Josef s'est réfugié derrière un tas de palettes. « Qui est cette fille? » souffle-t-il. A travers une fenêtre sale, il peut la voir, à genoux entre quelques caisses, un bâton de craie à la main, occupée à couvrir de lettres hâtives un large carré dessiné autour d'elle.
Puis il sent une main puissante sur son épaule. Et un coup dans l'estomac. Un tremblement qui soulève la poussière dans son visage. Une vitre qui explose. De la fumée, des flammes. Migrants, douaniers et journalistes se pressent au milieu des cris et des flashs. Plus tard, les éclats bleus des ambulances et des pompiers. Le Pulitzer peut être. Il a mal mais il sourit. Josef Ouysse va pouvoir rentrer chez lui et c'est tout ce qui compte.


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( la suite au prochain épisode )


Chers lecteurs, soyez indulgents avec ma prose et respectueux de mes droits. Merci.


1 commentaire:

  1. Bonne lecture et n'hésitez pas à me donner vos commentaires ou à partager vos conjectures.

    Czek

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    La photo retravaillée et utilisée pour illustrer cet épisode est (c)REUTERS/(c) Pascal Rossignol.

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